La nature morte est pour Edouard Manet "la pierre de touche du peintre". Pour lui, "un peintre peut tout dire avec des fruits ou des fleurs, ou des nuages seulement" Et c'est bien l'impression qui se dégage des tableaux de l'artiste qui s'adonne à ce genre tout au long de sa vie.
Le peintre y consacrera un cinquième de son œuvre : on en trouve dans tous ses tableaux, notamment dans l'Olympia ou le Déjeuner sur l'herbe qui, bien que présents dans le musée, ne font pas partie de l'exposition. Mais Manet les utilise également pour les portraits qu'il réalise de ses amis.
Aussi, par le biais de la nature morte, affirme-t-il ses goûts, pour le japonisme ou pour la peinture espagnole, goût qu'il partage avec Emile Zola lorsqu'il agrémente le portrait de l'écrivain d'une estampe japonaise et d'une gravure d'un tableau de Velasquez. Il manifeste ici son amitié pour le grand écrivain et sa gratitude envers celui qui a défendu ses créations en publiant le livre intitulé " Manet ", représenté dans le tableau, posé sur le bureau de Zola, un peu dissimulé derrière une plume à écrire. Une reproduction de l'Olympia de Manet, installée sur le mur, au fond du tableau, vient sceller la grande affection qu'ils se portent mutuellement.
Quant aux natures mortes proprement dites de Manet, ce sont alors de purs morceaux de peinture où les noirs d'une table s'opposent aux multiples blancs de la nappe dont on voit encore les plis. Dans les années 1860, il donne souvent à voir des bouquets de fleurs, surtout des pivoines. Parfois, il affirme sa dette envers la peinture hollandaise du XVIIème siècle ou envers Chardin, cet autre peintre de natures mortes du siècle précédent redécouvert à l'époque de Manet. Ce sont alors les mêmes sujets auxquels il s'essaie, comme le Lapin de 1866 ou la Corbeille de fraises de 1882.
Dans d'autres toiles, on avance un peu plus dans l'intimité du peintre, comme lorsqu'il envoie un petit tableau représentant un bouquet de violettes à Berthe Morisot pour se faire pardonner d'avoir vendu le portrait qu'il avait réalisé d'elle, avec, précisément, un bouquet de ces fleurs.
Une autre fois, la nature morte permet à Manet de régler ses comptes. Ainsi, en est-il de sa Botte d'asperge. Achetée par Ephrussi (Proust s'inspire de ce personnage et de son achat pour Swann dans A la recherche du temps perdu), celui-ci la paye mille francs au lieu des huit cents demandés. Aussitôt, le peintre envoya un petit tableau figurant une asperge avec ce billet : " Il en manquait une à votre botte " L'exposition permet de reconstituer l'histoire et de réunir les deux œuvres habituellement séparées car conservées l'une à Cologne et l'autre à Orsay.
Enfin, on entre totalement dans l'intimité du peintre lorsque, à la fin de sa vie, Manet, qui est malade, se voit contraint de se retirer de Paris pour se soigner. Il a alors l'idée de peindre, sur sa correspondance, à l'aquarelle, ce qu'il voit dans son jardin et d'envoyer, à ses proches, ces témoignages d'affection. Il décore ainsi son courrier de ce qu'il a vu ou de ce qui l'inspire comme les bottines d'une femme, des marrons encore coincés dans leurs bogues ou une prune, affirmant, à propos de celle-ci, qu'il s'agit là, de la dernière de son jardin, et qu'il l'a réservée à sa lectrice. L'exposition propose donc un aspect méconnu du peintre, qui nous le rend plus proche que ne l'ont jamais fait ses toiles les plus connues.
La critique de l'époque, très dure et souvent injuste avec lui, n'était pourtant pas insensible à la beauté de ces natures mortes puisqu'elle qualifiait ironiquement Manet d'excellent portraitiste de melons, ce qui, tout en voulant le déconsidérer, était en même temps une reconnaissance de la valeur de ses peintures. Aujourd'hui, elles nous permettent de redécouvrir un peintre délicat et maître de son art.
Pour nous, ces œuvres, par la touche rapide, parfois épaisse et les couleurs subtiles qu'elles comportent, forcent encore davantage l'admiration que l'on peut porter au peintre qui parvient à rendre avec une grande économie de moyens la matérialité et la beauté des fruits, des fleurs, des saumons, des brioches et même des hommes, mettant tous ces éléments sur un même plan d'égalité afin de vider la représentation de toute signification et de faire entrer ainsi la peinture dans la modernité.
Eric de Thévenard