JIBURO
D’après le dossier pédagogique du site « NANOUK »
https://nanouk-ec.com/enseignants/les-films/jiburo
GÉNÉRIQUE
Réalisatrice : Lee Jeong-hyang,
Pays d’origine : Corée
Année : 2002
durée : 1h27min
Couleur
Direction artistique : Shin Jum-hee.
Musique : Kim Dae-hong, Kim Yang-hee.
Interprétation : Kim Eul-boon (la grand-mère), Yoo Seung-ho (l’enfant), Dong Yo-hee (la
mère), Min Kyung-hyung (le jeune garçon), Yim Eun-kyung (la fillette).
RÉSUMÉ
Le temps de retrouver du travail, la maman de
Sang-woo, installée à Séoul et élevant seule son
enfant, le confie à sa grand- mère, qui vit dans une
campagne reculée, en pleine montagne.
Très mécontent de cette décision, l’enfant, qui ne
connaît pas sa grand-mère, une vieille femme
voûtée et muette, exprime sa mauvaise humeur en
se montrant désagréable et impoli.
La grand-mère, face au comportement de son
petit-fils, se montre patiente et compréhensive.
L’enfant se réfugie dans l’univers des jeux vidéo de
sa console portable.
Quand il se rend compte que les piles sont usées, il
se rend seul au village voisin pour en trouver, mais
sans succès. Il rencontre un jeune garçon et une
jeune fille du village voisin.
AUTOUR DU FILM
Le cinéma coréen est né tard, pour deux
raisons. L’occupation japonaise tout
d’abord (1905-1945), puis, après la défaite
du Japon, la guerre civile qui aboutira à la
scission entre le nord et le sud.
Une nouvelle génération apparaît dans le
cinéma coréen au milieu des années 80,
avec Park Kwang-su notamment, au
moment de la démocratisation du régime,
après la fin de la longue dictature militaire.
Au milieu des années 90, on assiste à l’effondrement du système traditionnel de production distribution-
exploitation, avec l’arrivée de grands groupes (Samsung, Daewoo) qui investissent
dans le cinéma. Ils font confiance à de très jeunes cinéastes qui réalisent leur premier film et
mettent sur pied le modèle du blockbuster coréen, toujours en vigueur, baptisé localement,
non sans ironie, « Hollywood kimchi ». Le cinéma populaire de Hong Kong étant en crise, la
Corée devient leader sur le marché asiatique.
En 1998, une crise économique secoue l’Asie ce qui provoque le retrait des groupes industriels,
remplacés par les banques. La nouvelle génération de producteurs trentenaires reste en
place et fondent leurs sociétés. Les salles se modernisent, des complexes ouvrent dans les
centres commerciaux. CJ Entertainment, qui a distribué Jiburo en Corée, fait partie des
nouveaux poids lourds.
FEMMES CINÉASTES EN CORÉE
Pendant très longtemps, il était difficile pour une femme en Corée d’envisager d’être
cinéaste. L’ouverture s’est faite avec l’arrivée d’une nouvelle génération au milieu des
années 90, à l’instar de Lee Jeong-hyan, la réalisatrice de Jiburo, née en 1964, et qui a réalisé
son premier film en 1998. La pionnière des femmes cinéastes s’appelle Pak Nam-ok, son
unique film « La Veuve » est sorti en 1955. En 2001, la cinéaste Yim Soon-rye, réalisatrice du
passionnant « Forever the Moment » en 2008, a justement signé un documentaire sur l’histoire
des femmes cinéastes en Corée.
C’est d’ailleurs à Séoul que se tient le Festival International du Film de Femmes, très actif car il
existe actuellement un courant féministe très actif dans les milieux intellectuels et artistiques.
Les films de Hong Sang-soo et ceux de Kim Ki-duk en font régulièrement les frais.
Le festival de Pusan en octobre
2008 a révélé plusieurs premiers
films de jeunes réalisatrices, très
audacieux dans leur sujet,
notamment « Sisters on the Road »
de Bu Ji-yong, sur l’histoire d’une
jeune fille qui, à la recherche de
son père disparu, découvre sa
seconde vie, déguisé en femme,
travesti. Un tel scénario, qui
touche à la fonction symbolique paternelle dans un pays où les valeurs confucianistes restent
prégnantes, aurait été impensable il y a quelques années.
LA RÉALISATRICE ET SON FILM
Née en 1964, Lee Jeong-hyang, après des études de littérature française à l’université de
Songang, entre à la Korean Film Academy. À sa sortie, elle réalise un documentaire (« A Place
for Eve », 1989), avant de signer son premier film en 1998, « Art Museum by the Zoo ». « Jiburo »
reçoit un immense succès public et se voit plusieurs fois récompensé : meilleur film et meilleur
scénario aux Golden Bell de la Korean Academy Awards), prix spécial du jury au festival de
San Sebastian.
Réalisé en 2002, Jiburo (Sur le chemin de la maison)
est un projet qui a mûri de longues années avant
d’éclore. La dédicace in fine, quelque peu naïve
(« En hommage à toutes les grand-mères »),
suggère l’apport d’éléments personnels (sa grand-mère
maternelle) fondus dans une fable à la
portée universelle.
Pour la réalisatrice, l’essentiel était de trouver le
lieu de tournage idéal et l’interprète de la grand-mère.
La réalisatrice décide de planter sa caméra
au centre de la Corée, dans la province de
Choongbuk, dans un petit village peuplé
essentiellement de personnes âgées. En se
promenant, elle croise une vieille femme et la
convainc de jouer le rôle. Comme elle, tous les
interprètes sont des acteurs amateurs, à
l’exception de Sang-woo, le petit-fils, joué par Yoo
Seug-ho et qui avait déjà interprété un rôle dans la
série télévisée, Thorn Fish.
Le tournage dura trois fois plus de temps que prévu, notamment à cause des conditions
météorologiques, de la difficulté d’accès aux lieux de tournage et du respect de la
chronologie du scénario (et non pas de tourner les scènes dans l’ordre imposé par les décors).
LE POINT DE VUE DE L’AUTEUR
Apprendre à devenir humain
« Puise en toi l’idée de ce que tu peux faire pour les autres,
voilà qui te mettra dans le sens du Ren ! »
(Entretiens de Confucius, « Des disciples », Livre VI, 28).
Un enfant des villes, de la génération des jeux vidéo,
se retrouve en vacances forcées chez sa grand-mère,
en pleine campagne reculée, coupée de tout. Le
tableau est dressé mais il s’agit seulement d’un cadre,
non de la finalité de l’histoire. Si l’enfant retourne à la
fin à Séoul avec sa mère, le film, à aucun moment (c’est
heureux) ne l’a mis en demeure de choisir entre deux
modes de vie, deux types de confort. Certes, on joue sur
les contrastes (une télé qui ne fonctionne pas, la galère
pour trouver des piles, l’absence de KFC dans le
secteur) mais on ne verra pas au final l’enfant, même
s’il se débarrasse de ses jouets avant de rentrer,
devenir un adepte d’un retour à la nature ou faire le choix d’un renoncement à l’austérité monacale.
L’enrichissement se situe ailleurs. Le parcours de l’enfant ne va pas dans le sens d’une opposition tranchée entre
tradition et modernité, le film ayant l’intelligence de ne pas s’enfermer dans ce schéma (1). Jiburo ou Sur le
chemin de la maison (on aurait envie d’ajouter, « sur le chemin de la raison ») est le récit d’une transformation
intérieure, l’histoire d’un enfant qui passe de l’égoïsme à la découverte du lien affectif, tissé à partir du besoin
de l’autre et de l’expérience du manque. L’envers de l’égoïsme serait moins l’altruisme que le sentiment de
solitude, l’absence ressentie de l’autre et le vide qu’il laisse en soi. D’où l’importance des mots écrits, des dessins,
sur lesquels le film s’achève.
Sang-woo est ce qu’on appelle un « enfant-roi », parfois rebaptisé familièrement « tête à claques », tant il est
insupportable et caractériel. Des claques, il en reçoit, de sa mère, et il en distribue aussi (il bouscule la grand-mère),
même s’il semble plus habile de ses pieds, contre sa mère et contre le pot qu’il envoie valser par terre.
Manifestement, personne ne lui résiste et tout le monde semble s’écraser devant ses caprices et ses exigences. Sa
mère n’est plus à la hauteur et ne maîtrise plus la situation. La grand-mère et le jeune voisin, Cheol-yee, sur le
même registre comportemental, ne sont pas rancuniers. Ils le laissent faire ses écarts sans rien lui dire. Ils
semblent sans réaction et font montre d’une extrême tolérance. Tous les deux refusent la surenchère du « œil
pour œil », celle de la riposte immédiate, du cercle de la vengeance et de la réprimande. Non violents, ils sont
tous les deux (on y reviendra) les deux sages confucéens du film, deux maîtres d’une maîtrise qui ne passe pas
par le contrôle, la discipline, la sanction et la punition et qui apprennent à l’enfant à devenir humain (2). En
revanche, une seule personne lui tient tête, la fillette Hae-yeon qui le gronde ouvertement pour avoir piétiné son
aire de jeu et exige des excuses sur le champ. L’enfant s’écrase sans riposter, fait exceptionnel, parce qu’il veut
lui plaire, entrant dans un rapport de séduction et de reconnaissance (être vu d’elle, attirer son attention).
Derrière la critique de l’enfant-roi, le film est avant tout une dénonciation du machisme dans la société coréenne,
qui commence très tôt, dès l’enfance, comme chacun sait. Ce machisme génère des inégalités de traitement
flagrantes compte tenu de la différence de sexe et en raison d’un poids culturel légitimant ces écarts de traitement
(3). La fillette devient la porte-parole de la réalisatrice dans le discours adressé à l’enfant. Compte tenu du fait
que les hommes sont moins nombreux que les filles, elle lui fait comprendre que sa génération, contrairement
aux autres (la mère, la grand-mère), ne se laissera pas faire. Si son machisme perdure, il ne trouvera pas à se
marier et finira célibataire. Menace explicite, la seule injonction adressée à l’enfant pour l’inciter à changer de
comportement à long terme. La parade virile de Sang-woo trouve sa plus belle illustration dans une scène quelque
peu intrigante. En marchant sur un chemin, en traînant un caddie derrière lui, il croise un homme qui pousse
une carriole devant lui. Il se met aussitôt à l’imiter et pousse comme lui son caddie, selon sa technique. Arrivé à
sa hauteur, caddie contre carriole, face à face, plus personne n’avance, comme si l’enfant, en se mesurant à lui,
voulait forcer le paysan à s’écarter devant lui, jusqu’à ce que Sang-woo se mette de côté pour lui laisser le
passage. Cette épreuve de force signe le personnage.
La réalisatrice Lee Jeong-hyang multiplie dans son
film des hommages à des cinéastes, dont aucun n’est
coréen. Le plan, revenant à plusieurs reprises, sur les
chaussures de l’enfant et de la grand-mère, alignées
côte à côte, alors qu’ils dorment, rappelle le cinéma
d’Ozu même si « Jiburo », sur le plan de la mise en
scène et du récit, fait surtout penser à un maître du
cinéma japonais quelque peu oublié, Keisuke
Kinoshita, spécialisé notamment dans le mélo lacrymal
humaniste bienveillant (4). On pense à divers moments
à « La Ballade de Narayama » (la version de Kinoshita,
dont l’esprit de « Jiburo » se rapproche le plus), notamment lors la scène de la visite au vieux paysan malade.
Estimant être devenu une charge pour les autres, il aspire à la mort. De même, le mouvement final du film, avec
la grand-mère grimpant seule le sentier vers sa maison juchée au sommet d’une colline, lieu où elle va finir ses
jours, évoque cela, en parallèle avec le destin du vieux paysan. Dans « Narayama », la légende racontée par
Shichirô Fukazawa, il s’agit d’une épreuve de la transmission, l’aîné de la famille devant déposer sa mère au
sommet de la montagne, la laisser mourir et revenir seul. Tout autre est le principe de « Jiburo », même si l’enfant
prend conscience, à travers sa grand-mère, de ce qu’on appelle aujourd’hui pudiquement la fin de vie. Sang-woo
se suffit de son égoïsme, tant que son entourage, docile, est à son service (dont la grand-mère), avant de découvrir
son revers de médaille, celui de la solitude et du besoin de l’autre. Toute la transformation consistera, non à lui
faire découvrir le lien social mais à en transformer la nature. Il passe donc de l’instrumentalisation d’autrui
(toujours à ses ordres, n’ayant aucune vie propre en dehors de servir ses propres intérêts ou d’exaucer ses
désirs), au respect de l’autre, reconnu dans son existence pleine et séparée de lui.
On devine également, en divers points du film, que la réalisatrice nourrit une grande admiration pour le cinéma
de Kiarostami. Le plan en plongée qui accueille le bus sur les sentiers sinueux d’un chemin de montagne y fait
penser, ainsi que le chemin en zigzag parcouru par la grand-mère à la fin. Tout le périple de l’enfant parti à la
recherche de piles évoque en raccourci l’histoire de « Où est la maison de mon ami ? », à cette différence que le
voyage de l’enfant chez Kiarostami est motivé par le souci de l’autre et celui de Sang-woo par un objectif
personnel. Dans les deux cas, le comportement des adultes, aiguilleurs qui pointent du doigt une nouvelle
direction, est similaire. Quant au retour de Sang-woo, passager sur le vélo du vieux paysan, au cœur d’une nature
magnifiée, il rappelle la fin de « Le vent nous emportera », avec l’homme des villes sur la mobylette d’un homme
du village.
L’énorme succès de « Jiburo » en Corée est moins le symptôme d’un retour à la nature, ou d’un rejet de la société
de consommation (une modernité de fait, avec ses objets), qu’il ne traduit le désarroi d’une nation, profondément
confucéenne, confrontée à la perte de ses valeurs, en particulier dans le domaine de l’éducation, par où elles se
transmettent. Ce qui est choquant dans « Jiburo » est l’irrespect de l’enfant pour ses aînés et, plus grave, par
rapport à sa mère et sa grand-mère (il urine sur ses chaussures, les jette, l’obligeant à marcher pieds nus pour
aller chercher de l’eau, etc.). L’un des éléments clé de la pensée confucéenne est la piété filiale (le xiao), centrée
sur la relation entre le fils et son père, l’élève et son maître, et fondée sur la notion de respect, d’obéissance et
de loyauté, de confiance (xin), à partir d’une exigence envers soi–même et l’autre (5). Sur ce point, Sang-woo est
singulièrement dépourvu de piété filiale. Il suffit de voir comment il traite sa mère et sa grand-mère, avant de
changer progressivement. De ce point vue, « Jiburo » est un film d’initiation, un récit d’apprentissage, de nature
confucéenne, au terme duquel l’enfant apprend à devenir meilleur (l’homme de bien, cher à Confucius, par
opposition à l’homme de peu), grâce à la grand-mère, initiatrice de sa transformation, et au voisin, Cheol-yee,
plus âgé que Sang-woo (l’équivalent de son grand frère).
Pour Confucius, apprendre est le centre de tout. Non pas au sens commun d’acquérir des connaissances (la
connaissance chez Confucius est plus le développement d’une aptitude que l’acquisition d’une connaissance
intellectuelle), mais apprendre à faire de soi un être humain. Sa conviction est que la nature humaine est
perfectible, et que tout homme se définit comme étant en mesure de s’améliorer, constamment, quotidiennement,
tout au long de sa vie. Affirmer et élever le plus haut possible sa propre humanité est la mission sacrée de l’homme
sur terre. Car être humain n’est pas une donnée naturelle, cela s’acquiert, cela se travaille, cela se reçoit, se
transmet, et constitue une fin en soi de l’existence. Selon Ann Cheng, le Ren (le sens de l’humain) est pour
Confucius la cristallisation de son pari sur l’homme, la vertu suprême (6). Le Ren est « le souci qu’ont les hommes
les uns pour les autres du fait qu’ils vivent ensemble ». L’idéogramme qui forme le mot Ren est composé du
radical « homme » et du signe « deux », l’homme ne devenant humain que dans sa relation avec autrui. Dans les
Entretiens de Confucius on ne donne pas une signification stricte du mot Ren, encore moins limitative : « Le Ren,
c’est aimer les autres » (XII, 22). Granet précise : « Aimer une vertu, quelle qu’elle soit, sans aimer à s’instruire
[apprendre à devenir humain], n’aboutit qu’à grossir un défaut. » De la grand–mère, on peut dire qu’elle met
Sang-woo dans le sens du Ren, qu’elle lui en fait découvrir la valeur et la signification. Aussi bien Anne Cheng
que Marcel Granet insistent sur la réciprocité, dans le Ren et le xiao (piété filiale). Entre l’élève et le maître, la
grand-mère et son petit-fils, il doit y avoir échange, réversibilité. Ce que l’enfant fait au voisin (la vache enragée),
puis cesse de faire, non parce qu’il le lui interdit mais parce qu’il se trouve à son tour à la place du garçon,
poursuivi par la vache (réversibilité des places), est la parfaite illustration d’une sentence de Confucius : «
Mansuétude [Shu], n’est–ce pas le maître mot ? Ce que tu ne voudrais pas que l’on te fasse, ne l’inflige pas aux
autres (XV, 27). » C’est par « le souci constant des réciprocités équitables » qu’on peut atteindre le Ren, ajoute
Marcel Granet.
Toute la structure du film repose sur ce souci constant,
ce jeu de la réciprocité, de la réversibilité, de la symétrie.
Du geste de la grand-mère, qui se caresse la poitrine
pour accueillir l’enfant, à ce dernier qui lui renvoie ce
geste en guise d’adieu. L’enfant, lorsque la grand-mère
lui tend le pot pour faire ses besoins la nuit, refuse sa
présence qui l’indispose et lui demande de s’éloigner
puis réclame ensuite qu’elle reste à ses côtés, ayant peur
de rester seul dans l’obscurité. Quand la grand-mère, de
retour avec le poulet, découvre l’enfant endormi, elle
prend soin de lui (elle le couvre) puis, réveillé le premier,
Sang-woo fait de même avec elle (les couvertures, pour
ne pas qu’elle prenne froid), avant de lui préparer à son tour le poulet qu’elle lui avait concocté auparavant. En
petit macho, Sang-woo se plait à traiter Cheol-yee de « poule mouillée », avant de se retrouver à sa place,
poursuivi par la vache enragée, et de se comporter à son tour comme une vraie « poule mouillée » devant le
garçon, plus courageux que lui en écartant l’animal.
Sang-woo apprend à devenir humain non seulement au contact des autres et de leur enseignement qui l’amène à
prendre conscience de ses actes et de son attitude, mais il apprend aussi de la nature. Dans une scène, on voit la
grand-mère, assise sur la terrasse de sa maison, en train de contempler et de se recueillir devant le splendide
paysage de montagne, jusqu’à l’infini. L’enfant entre dans le cadre, sans se soucier une seconde de ce que la
vieille femme regarde ou fait. Après avoir étendu le linge de l’enfant, la grand-mère le réveille (il dort sur la
terrasse) pour le prévenir de son absence. Dès qu’il se met à pleuvoir, l’enfant sort retirer le linge, le met à
l’abri, tout en mouillant ses vêtements. Aussitôt fait, il cesse de pleuvoir, ce qui oblige l’enfant à l’étendre, ce
que la grand-mère avait fait pour lui. Beaucoup d’humour et d’ironie dans cet épisode édifiant où l’action de
l’enfant se révèle inefficace (il aurait mieux fait de laisser le linge étendu) et peu bénéfique pour lui, car il mouille
en plus ses propres vêtements. Le message est limpide, puisqu’il s’agit non seulement d’être à l’écoute de la
nature (saisir son fonctionnement) mais aussi de laisser faire, puisque l’intervention de l’homme n’est pas
toujours nécessaire. Quand Sang-woo part acheter des piles, il n’en trouve pas. Quand il veut sauver son linge,
son action se révèle inutile. Bien décidé à apprendre à la grand-mère à écrire quelques formules type, Sang-woo
renonce et lui dit : « Si tu tombes malade, tu n’auras qu’à m’envoyer une feuille blanche, comme ça je saurai
que c’est toi et je viendrai vite. » Le vide non figuré est ce qui permet à l’enfant de savoir. De même, l’action
blanche, pour rien, outre le jeu de la réciprocité, très actif dans Jiburo, est ce qui lui aura permis d’avancer.
- On notera toutefois, selon le scénario du film, que la panne de
la console de jeu vidéo portable favorise une certaine forme de
socialisation chez l’enfant, ne serait-ce que pour acheter des piles
(rencontrer l’autre, même s’il est perçu dans les limites d’une
stricte utilité).
- Sur cet aspect, voir aussi « Promenades pédagogiques », la partie
« Politesse, violence, éducation, autorité ».
- On songe également, sur le comportement d’un enfant-roi, à celui
de « Ten » d’Abbas Kiarostami, et à son attitude vis-à-vis de sa
mère.
- Voir en particulier le fort intéressant « 24 Prunelles » (1954),
histoire d’une jeune institutrice et de ses élèves dans le Japon des
années trente jusqu’à la défaite.
- Le cinéma d’arts martiaux de Hong Kong (les films de sabre, les
films de kung-fu de Liu Chia-liang, les premières comédies kung-fu
avec Jackie Chan) est celui qui a le plus magnifié la piété filiale
en vue d’un apprentissage (celui des arts martiaux, sur un plan
physique et moral : le wu de ou vertu martiale) dans le cadre de la
relation maître/élève.
- Ann Cheng, « Histoire de la pensée chinoise », Seuil, 1997. Sur
Confucius, voir le chapitre « Le pari de Confucius sur l’homme ».
Sur le même sujet, voir aussi Marcel Granet, « La Pensée chinoise »,
(« Confucius et l’esprit humaniste »), Albin Michel, 1988. Chez
Granet, on parle de jen (et non de Ren), que l’auteur traduit par «
un sentiment actif de dignité humaine ».
Notes sur l’auteur
Charles Tesson, depuis l’édition 2012, est le délégué
général de la Semaine de la Critique pour le festival
de Cannes. Il débute comme critique aux Cahiers du
cinéma en 1979. Il sera membre du comité de
rédaction (1981-1990) et rédacteur en chef (1998 à
2003). Après avoir été distributeur à Lasa Films (1985-
1989), il est maître de conférence à l’université de Lille
3 (1989-1994) puis au département cinéma à Paris 3,
Sorbonne nouvelle, où il enseigne actuellement.
Il a rédigé plusieurs Cahiers de notes sur… (Le Cirque,
L’Homme invisible, La Nuit du chasseur, Le Passager,
King Kong, Jiburo et La Ruée vers l’or).
Petite bibliographie
Sur le film
– Barbara Velasco, « Un été chez grand-mère »,
www.cndp.fr/tice/teledoc.
– La presse a parlé du film au moment de sa sortie (28
septembre 2005) : voir Télérama, Le Monde, Cahiers du
cinéma, Positif, le site Critikat.com, etc.
En général
– Entretiens de Confucius, trad. Anne Cheng, Le Seuil, « Points
», 1981.
– Marcel Granet, La Pensée chinoise (« Confucius et l’esprit
humaniste »), Albin Michel, 1988 et 1999.
– Anne Cheng, Histoire de la pensée chinoise (« Le pari de
Confucius sur l’homme »), Seuil, 1997.
IMAGE RICOCHET
Le cahier d’écolier et les cartes de superhéros
L’enfant de Où est la maison de mon ami ? a un cahier en trop, celui de son voisin de classe, et il
fera tout pour le lui rendre afin qu’il puisse faire ses devoirs et ne pas être puni à l’école le lendemain.
L’enfant de Jiburo, en vacances chez sa grand- mère, joue avec ses cartes de superhéros et ne
supporte pas qu’on y touche – voir sa réaction quand la vieille femme les piétine sans le faire exprès.
À la fin, il y renonce, les offre à la grand-mère, après avoir écrit et dessiné au dos, transformant leur
usage et retournant leur valeur.
D’un côté, un cahier en trop, de l’autre, des cartes en moins. La relation à l’objet (un cahier, des
cartes) devient l’espace où se lit l’importance du sentiment d’autrui, présent d’emblée chez
Kiarostami, révélé tardivement dans Jiburo.
JIBURO
Où est la maison de mon ami
PROMENADES PÉDAGOGIQUES
- Le monde du jeu
Dès la première scène dans le train
avec sa mère, l’enfant joue avec une
voiture miniature. Ses jouets, ainsi
que sa nourriture, lui permettent dans
un premier temps de conserver un
lien avec son quotidien de Séoul.
Entre le lieu familier qu’il quitte et celui
totalement inconnu où il se rend, ses
jouets ainsi que la nourriture assurent
la transition, apportant à l’enfant un
environnement et une activité
familières dans un monde qui lui est
étranger. Les jouets permettent aussi à l’enfant de transporter son univers intérieur, de
réactiver son monde imaginaire face à une réalité qui ne l’enchante pas toujours, qui le
surprend et le déroute, voire lui déplaît, comme dans la scène de l’autobus au début.
Dérangé par les villageois qu’il trouve bruyants et envahissants, il sort sa console de jeu
vidéo portable à la fois pour s’abstraire de cette réalité, mais aussi selon un mécanisme de
défense, afin de constituer autour de lui un territoire dans lequel nul autre ne pourra
pénétrer ni venir le déranger. Son espace de jeu est strictement individuel et ne repose
pas sur l’échange. On le verra rarement jouer avec une autre personne, sauf quand il
s’agira de se jouer de quelqu’un d’autre (les divers épisodes avec la vache enragée). De
ce fait, l’épisode où l’enfant, avec un miroir, s’amuse à renvoyer un rayon de soleil sur le
visage de la grand-mère, constitue un moment exceptionnel. Par contre, on verra la grand-mère
se prendre au jeu de l’univers de l’enfant, mais à son insu. Quand l’enfant dort sur la
terrasse, elle essaie de glisser des objets dans les formes adéquates (cône, cube, etc.),
sans y parvenir.
Au début du film, l’enfant se replie surtout sur sa console de jeu, après avoir tenté de faire
marcher la télévision, sans succès. Il n’aime pas être dérangé quand il en joue,
notamment lorsque la grand-mère à deux reprises lui demande de passer le fil dans le
chas de l’aiguille, ce qu’il fait, à contrecœur. Le plan où, allongé dans la maison, il
continue de jouer sans bouger, obligeant la grand-mère à balayer autour de son corps,
résume l’effet de carapace corporelle, de forteresse, constitué par le monde du jeu. Son
corps ne bouge pas et entre le monde de l’enfant et celui de la grand-mère, aucune
interpénétration n’est possible, à l’image du plan où il décrit en roller un arc de cercle
autour de la grand-mère en train de coudre. Il encercle l’activité de la grand-mère et elle
fait le ménage autour de son corps pour ne pas déranger la sienne. Lorsque son jeu
tombe en panne, les piles étant usées, la contrariété est forte (son agressivité et sa
violence envers la grand-mère pour avoir de l’argent) et tous les moyens sont bons (le vol
de la broche) pour obtenir ce qu’il veut. Sauf que la réalité lui résiste lors de son périple au
village où il ne trouve pas ce qu’il lui faut. Il aura la possibilité d’acheter au marché les
piles adéquates mais n’en veut plus, ayant trouvé dans l’intervalle d’autres centres
d’intérêt, en la personne de la fillette notamment et en prenant goût à une autre forme de
jeu, relativement dangereux, suggéré par la réalité locale (la vache enragée).
Certains jeux de Sang-woo ne sont guère adaptés, en particulier ses rollers, et s’il trouve
une solution (la terrasse de la maison), leur usage sera limité. En revanche, son robot,
ainsi que les cartes qui vont avec, représentant divers personnages, ont une importance
cruciale dans le monde de l’enfant et l’histoire racontée par le film. Sang-woo interdit au
jeune voisin Cheol-yee de jouer avec son robot superhéros et il ne donne pas suite à son
invitation à venir jouer chez lui.
Si Sang-woo refuse toute intrusion
dans son univers personnel de jeu,
qu’il refuse de partager, il trouvera la
même chose chez la fillette Hae-yeon
qui le réprimande vertement pour
avoir piétiné son aire de jeu (une
dînette) sans le faire exprès. On ne la
verra jamais jouer mais on devine que
ce cercle de pierres posé dans la terre
a quelque chose de sacré et de
magique, d’où le caractère de
profanation. C’est en abîmant l’aire de jeu de la fillette que le garçon rencontre pour la
première fois l’autorité féminine, à laquelle il se soumet, l’une étant devenue inefficace (la
mère), l’autre hors sujet (la grand-mère).
Faire croire au garçon voisin que la vache enragée le poursuit est-il un jeu ? C’est en
voyant la fillette le faire pour prévenir le garçon d’un danger réel (nul jeu ici) que l’enfant,
pour se moquer de lui (« Poule mouillée ! »), lui fait croire que la vache est à ses trousses,
s’amuse de ce spectacle, avant d’en être la victime à son tour, puisqu’il pense que le
garçon lui a fait une blague pour se venger. Ce jeu dangereux, dont il tirera lui-même la
leçon (le gamin, pas rancunier, le tirera d’affaire), aura une conséquence directe sur son
univers de jeu. Encombré de son robot super-héros dont il ne sait que faire, il le pose à
terre et, ses deux mains lui servant de porte-voix, hurle à Cheo-yee que la vache le
poursuit. Trépignant de joie à la vue du spectacle qu’il a provoqué, il en oublie son jouet à
ses pieds, qu’il piétine. On constatera qu’il l’a « soigné » (recoller les morceaux pour le
reconstituer, comme pour une personne) mais on ne le verra plus jouer avec après
l’incident.
Lorsque l’enfant rassemble tous ses jouets dans un sac et ne veut plus les ramener à
Séoul, pour les échanger contre le lapin en peluche de la fillette, possible souvenir de son
séjour, deux objets ne font pas partie de la transaction : la console de jeu et le jeu de
cartes de superhéros. Le rejet de la console par l’enfant est lié à son inutilisation (absence
de piles) avant de découvrir que la grand-mère, qui a emballé le jouet dans du papier
cadeau, a glissé à l’intérieur deux billets de 1000 wons, afin de lui permettre d’acheter des
piles, ce qui le bouleverse. Autre forme de souvenir, car s’il rejoue avec la console à
Séoul, il le devra à la grand-mère. En revanche, nulle intention chez l’enfant de se
débarrasser de son jeu de cartes de superhéros, auquel il tient (il est furieux lorsque la
grand-mère le foule par inadvertance) sauf à la fin, quand on le voit la nuit, la veille de son
départ, prendre sa boîte de crayons, sans savoir ce qu’il en fait.
Le jeu de cartes n’est pas compris dans la transaction avec la fillette, pour entrer dans une
nouvelle forme d’échange, avec la grand-mère. De tous les jouets, dont la plupart sont
abandonnés ou appelés à resservir (la console), il est le seul dont l’usage est transformé.
Que le recto (les figures des héros) soit devenu moins important que le verso (les
messages et les dessins) résume tout le renversement opéré, ainsi que la transformation
de l’enfant qui renonce à son univers imaginaire personnel, non partageable, pour s’ouvrir
à la réalité sensible, faire l’apprentissage du lien affectif, découvrir sa valeur et son
importance. De là à dire que sa grand-mère est devenue son superhéros…
- Animaux
L’apparition de la vache est belle, et il
est rare d’en voir dans un film coréen.
Elle apparaît deux fois, dans la rue,
avec le paysan, pour réapparaître
aussitôt dans un miroir convexe,
destiné à prévenir des risques
d’accident de la circulation à un
carrefour dangereux. On y revoit la
vache passer, suivie par l’enfant, sans
qu’ils se croisent au même moment,
soit la préfiguration d’un jeu
dangereux, avec risque de collision, entre la vache et le voisin, puis avec Sang-woo, pris à
son propre piège. À noter un curieux comportement chez cette vache, moins dans sa rage
confirmée que dans sa propension à souvent entrer en scène, sitôt appelée, comme si elle
éprouvait un malin plaisir à venir là où on parle d’elle.
Le poulet est ce qui indispose l’enfant (la scène de l’autobus avec les villageois) puis ce
qu’il désire manger, une fois (on le suppose) son stock de nourriture personnelle épuisé.
Tout le malentendu entre la commande (façon KFC pour l’enfant, image à l’appui) et ce
que comprend et mime la grand-mère, débouche sur l’arrivée de l’animal, bouilli et
finalement mangé, le besoin de se nourrir ayant le dernier mot sur le régime de cuisson.
Le jeune voisin a un petit chien et Sang-woo, qui refuse que Cheol-yee touche à son jouet,
se venge sur l’animal, en le frappant d’un coup pied. Si Cheol-yee peu rancunier ne lui en
veut pas des mauvais tours qu’il lui a faits, son chien ne l’entend pas de cette oreille,
puisqu’il continue d’aboyer après Sang-woo, ayant la mémoire tenace. Cette amitié sera
plus dure à conquérir.
Les insectes sont les premiers animaux que l’enfant découvre en entrant dans la maison,
et ils soulignent à ses yeux la vétusté d’un lieu presque à l’abandon. L’épisode du cafard,
que la grand-mère attrape puis jette sans le tuer, renforcera chez l’enfant ce sentiment.
- Lieux et trajets
Jiburo a pour sous-titre Sur le chemin
de la maison, lieu central de la relation
entre la grand-mère et l’enfant.
Au terme du trajet initial, en train puis
en car, l’aire de graviers de la station
d’autobus, en pleine campagne est le
premier lieu identifiable, sur le chemin
de la maison, et vers l’extérieur
éloigné, pour venir de Séoul et en
repartir.
Outre la maison de la grand-mère, seule dans le paysage, il y a le village voisin, dont
Sang-woo entend parler par Cheol-yee, Après son départ, Sang-woo aura la curiosité
d’aller y voir, avant de faire demi-tour et de retourner à ses jeux.
Il n’y a pas de lieu envisagé qui ne soit entouré de la réalité de son accès, à savoir le
chemin. Chemin pour aller acheter des piles et en revenir, à vélo. Autocar pour aller au
marché en ville et en revenir. Les espaces sont connectés par des moyens de
locomotion : autobus, vélo, marche à pied.
Même l’aire de rencontre des enfants, indéterminée, où se croisent Sang-woo, Cheolyee
et Hae-yeon, est traversée par le chemin, emprunté par Cheol-yee, qu’on voit
travailler et par la vache aussi.
La maison de la grand-mère est le seul espace domestique dont on fréquente l’intérieur.
Il faut attendre la fin, lors de la visite de la grand-mère et de l’enfant au vieux monsieur
malade, allongé dans son lit, pour en découvrir un autre. Par rapport à l’absence de la
figure paternelle dans la vie de l’enfant, cette scène d’intérieur, en complément des autres
dans la maison de la grand-mère, apporte un équilibre, d’autant que le paysan avait aidé
l’enfant égaré à retrouver son chemin