Préambule

Le regard que l'homme pose sur les insectes a connu au fil du temps une mutation aussi spectaculaire que celle qui affecte ces derniers au cours de leur existence, et que l'on nomme métamorphose.

Pendant des siècles, la plupart des insectes passent pour des créatures malfaisantes et porteuses de maladies que l'on redoute et combat.

D'origine prodigieuse, réduits à la simple enveloppe extérieure de leur corps, ils sont soit ignorés, soit méprisés. En effet, depuis Aristote, on croyait communément que les insectes se reproduisaient par génération spontanée, que leur métamorphose était le résultat d'un changement brutal et total d'une créature en une autre et qu'ils ne possédaient pas de véritable anatomie interne :

Aucun insecte n'a de viscère, ni de graisse

Aristote, Histoire des animaux, livre IV, 7).

Ce regard réducteur reste inchangé tout au long du Moyen Âge. C'est pourquoi les représentations d'insectes dans les manuscrits consacrés aux animaux sont peu précises, voire inexistantes. Seules les abeilles, les fourmis et les araignées, animaux à forte valeur symbolique, sont figurées dans les Bestiaires. Quant à la première encyclopédie "naturaliste" du Moyen Âge, le De naturisrerum (rédigée par Thomas de Cantimpré en 1228) dont le livre IX est consacré aux vers et insectes, elle est dépourvue d'illustrations. Curieusement, les représentations les plus variées et les plus précises d'insectes se trouvent dans les livres non zoologiques, comme les livres d'Heures. Les bordures y sont décorées de fleurs sur lesquelles sont posés chenilles, coccinelles, libellules, mouches, scarabées, papillons. Mais les insectes ne sont là qu'à titre symbolique (la légèreté du papillon représentant l'âme du pécheur s'envolant vers son Créateur) et décoratif.

L'artiste soigne d'autant plus l'exécution des enluminures qu'elles doivent amener le lecteur à admirer les merveilles de la Nature créées par Dieu.

Ce souci de perfection est loin d'être une priorité pour l'artiste qui a gravé le bois illustrant l'une des fables d'Ésope, celle de la cigale et la fourmi. Si on y reconnaît grossièrement représentée une fourmi, la cigale s'apparente davantage à une sauterelle ou à un grillon. Peut-être La Fontaine avait-il sous les yeux une gravure similaire quand il composa sa fable qui fait de la chanteuse passionnée et imprévoyante une mangeuse de mouches et de vermisseaux, elle qui ne boit que la sève des plantes et des arbres.

Au XVe siècle, le regard posé sur la Nature se modifie : même si les croyances du passé subsistent, l'observation se fait plus directe et objective et l'on passe peu à peu d'un monde fabuleux à un monde réel.

Conrad Gesner, 1662
Conrad Gesner, 1662

L'intérêt nouveau suscité par l'histoire naturelle ne profite guère dans un premier temps aux insectes. On préfère de loin les oiseaux, poissons ou quadrupèdes à ces animaux insignifiants. Il faut attendre la fin du siècle pour que Gesner, puis Ulisse Aldrovandi leur donnent enfin le premier rôle. C'est, en effet, à Conrad Gesner (1516-1565), médecin à Zürich que l'on doit la première encyclopédie zoologique de la Renaissance. Malheureusement la peste l'emporta avant même que le sixième volume de son encyclopédie, précisément consacré aux insectes, ne fût achevé.

Son assistant, Thomas Penny avait acheté les notes manuscrites du savant avec l'intention de poursuivre son oeuvre ; mais seul le premier livre dédié au scorpion put voir le jour, car Penny mourut à son tour en 1589. Le manuscrit passa alors à son ami et médecin anglais, Thomas Moufet (1553-1604) qui le compléta, mais les tentatives de ce dernier pour le faire publier à La Haye échouèrent. L'ouvrage, toujours manuscrit, passa en 1604 dans la famille de Moufet où il resta de longues années avant d'être vendu à Sir Théodore Mayerne qui finit par le publier en 1634. Mais faute de moyens suffisants, l'ouvrage parut avec des bois grossiers, qui ne permettent pas toujours de différencier les espèces, et sur un papier de médiocre qualité.

Le premier livre imprimé consacré aux insectes

Ulisse Aldrovandi, 1522-1605
Ulisse Aldrovandi, 1522-1605

De ce fait, le premier livre imprimé entièrement consacré aux insectes est le quatrième volume de l'Encyclopédie d'Ulisse Aldrovandi (1522-1605), directeur des jardins zoologiques de Bologne. Admiré de ses contemporains qui voyaient en lui un nouvel Aristote, ce passionné d'histoire naturelle s'était constitué un remarquable museum. Pour immortaliser ses collections composées de spécimens alors peu connus venant des Indes, d'Afrique et d'Amérique, il fit appel aux plus grands artistes de son temps ; il suffit de comparer les bois qui illustrent son ouvrage de 1602 avec ceux de Moufet pour en apprécier la précision et la finesse. Gesner et Aldrovandi ne s'aventurent guère sur des terres inconnues, car tous les in- sectes qu'ils étudient (scorpions, scarabées, libellules, sauterelles, cigales, araignées...) ont été abondamment décrits par les Anciens.

Le texte qui accompagne les figures reprend en grande partie celui de l'Histoire des animaux d'Aristote (384-322 av. J. C.) ou de l'Histoire naturelle de Pline l'Ancien (ca 23-79), enrichi de temps à autre de leurs propres commentaires et observations.

Le microscope et la gravure sur cuivre

Microscope datant du 17e siècle
Microscope datant du 17e siècle

Le tournant décisif s'opère véritablement au XVIIe siècle, grâce à deux innovations qui vont radicalement modifier le regard que l'homme porte sur les insectes : l'invention du microscope qui révèle un monde insoupçonné et le développement de la gravure sur cuivre qui permet de rendre très exactement les travaux détaillés des scientifiques.

Faisant écho à ces découvertes, un impétueux courant de curiosité déferle sur l'Europe : de l'Italie à la Suède, de l'Allemagne à l'Angleterre, des amateurs pour la plupart médecins, apothicaires, théologiens ou artistes de formation se prennent soudain de passion pour ces êtres jusqu'alors méprisés.

Ils consacrent leur vie et leur fortune à les étudier et les faire connaître en publiant des livres dont la réussite tient autant à leur beauté artistique qu'à la justesse de leurs observations scientifiques. Seule l'Espagne ne participe pas à ce grand mouvement, victime sans doute des interdits de l'Église et du poids de l'Inquisition qui semblent avoir étouffé toute curiosité scientifique, du moins jusqu'au mi- lieu du XVIII e siècle.

Les sciences naturelles

Le triomphe des sciences naturelles au siècle des Lumières amplifie le phénomène : la curiosité que les insectes suscitent auprès d'amateurs toujours plus nombreux et l'intérêt croissant que leur portent les scientifiques achèvent de faire sortir les insectes de l'ombre. On assiste alors à une floraison de livres illustrés, parmi lesquels se trouvent de véritables chefs-d'oeuvre.

Au cours du XIX e siècle, l'esprit et la forme de ces publications changent : le professionnel de la science remplace l'amateur éclairé. De nouvelles techniques, comme la lithographie, puis la photographie permettent des tirages plus élevés à un moindre coût. En contrepartie, les ouvrages se standardisent, perdant de ce fait le caractère artisanal et unique qui les rendait si émouvants.

Béatrice Mairé : Conservateur à la réserve des livres rares de la Bibliothèque nationale de France, chargée des collections du XVIIIe siècle.

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  • Métamorphose : le monde fascinant des insectes,
    voir la fiche : Insectes n°139, 441 Ko

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